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CHRONIQUE - Affaires me concernant

La vie sur un bout de trottoir

Je ne sais plus quel repas de la journée c’est. Une chose est sûre : ce n’est ni un déjeuner ni un dîner. Le soleil finit sa course de la mi-journée et évolue paresseusement vers cet horizon où il finira par se couvrir des ombres vespérales dans les deux heures. Il est dix-sept heures passées au croisement Castors, sur la Route du Front de Terre. Des babioles changent de mains au bout d’un marchandage autorisé par le temps d’arrêt à l’intersection. Le brouhaha monte, entre les tirades des mendiantes. « Aladji… » La suite est comme une supplique que comprendront les polyglottes. Ici, se dresse un tableau bigarré dans le grand décor urbain, entre les hélées des rabatteurs de bus et cars rapides, les mises en garde que le policier en faction sert aux automobilistes tentés par une manœuvre interdite, l’insouciance dangereuse des piétons disputant le passage aux voitures…

Une image attire mon attention : une pâte de couleur blanche arrive juste à couvrir le fond des assiettes tendues par des dames d’âge mûr au port si humble. Une sauce pas très engageante est servie à la va-vite. C’est du « Tô » au menu. Ici, le repas n’a pas la vertu de l’heure. Le palais ne prend ses plaisirs quotidiens qu’à l’heure où la main reçoit assez de pièces pour permettre aux mendiantes de s’attabler sur un bout de trottoir, en famille. Sur un bout de carton ou à même le sol crasseux, le régal du pauvre est un plaisir furtif, comparé à la  mer de douleurs. Peu importe le vent et la poussière, la rue est la « demeure » de ces dames à la recherche de leur pitance quotidienne. Plus que les mots qui coulent, leur regard interroge les passants. Dans leurs yeux, quelque chose soutient que la solidarité est la planche du salut dans un monde où les égoïsmes vont grossissant. C’est le fil de la compassion dont la fibre essentielle est la pitié inspirée par la (sur)vie d’êtres fragilisés par le dénuement.

Souvent, un(e) adolescent(e) prête sa vue à un(e) adulte. Le parent est guidé entre les motos et les véhicules par les yeux de cette descendance que le sort lui interdit de voir. Il la sent, cette progéniture qui, à l’heure d’aller à l’école, se contente de regarder passer les enfants de leur âge. Des familles investissent la rue, confient leurs espérances au hasard de la solidarité, pleurent de désespoir, côtoient les nombreux périls dans une vie où le luxe est le conte d’un royaume si lointain. Des nourrissons et des adolescents habitent la grande demeure des « maîtres » des carrefours et des feux rouges. Ces enfants ignorent sans doute que leur destin est en train de s’écrire dans les marges du grand livre du destin collectif national. Ils s’éloignent des circuits d’insertion sociale comme l’école, les fabriques, les centres des métiers, etc. Ils s’arrêtent à peine pour réfléchir au sort de ces autres enfants confortablement installés sur la banquette arrière d’une voiture, à l’heure de rejoindre les établissements scolaires. Ils sont à l’école de la vie, à la manière de leurs parents dont l’histoire est gravée à mille lieues du droit à l’éducation. N’interrogez pas la plupart de ces jeunes pousses sur le dernier verset mémorisé. Nombreux sont ceux qui n’ont pas le temps de visiter les textes sacrés parce que la survie, pour leur « marabout » (un véritable entrepreneur à sous) et pour eux, se joue dans la rue.

Leur cahier de récitations ne brille pas sous les couleurs de l’insouciance et de l’exubérance juvénile. Leur suffit cette litanie qu’ils servent en boucle et qui se résume à une imploration du bienfaiteur qui passe. Ils ne regardent pas le tableau noir. Ils sont formatés pour voir, de l’autre côté de la vitre parfois relevée pour couper le monde des privilégiés de celui des forçats de la vie, une main généreuse qui lâche le « franc » du salut. Le seul verbe qu’ils apprennent à conjuguer est « donner», à l’impératif et à la deuxième personne du singulier. L’autre n’est jamais ce « Tonton » et cette « Tata » auxquels ils sont liés par le sang. Il est simplement un miracle qui, du bout de deux des cinq doigts de sa main, lâche l’aubaine pour ne point rencontrer les bouillons de bactéries. Une pièce d’argent pour leurs parents suffit comme bulletin de santé là où la ville bruit de consignes sur des pathologies et autres vaccins du programme national. Parfois l’aumône est jetée sur le trottoir. N’empêche, le tintement du « jeton » sur le bitume est une musique d’espoir pour ces naufragés d’une barque sociale à l’épreuve d’un gros temps économique. Cela mérite un sprint.

Il existe, bien sûr, des lignes sombres dans le grand carnet des enfants de la rue ou dans la rue. La compassion est souvent mauvaise compagne. Être un bon samaritain est, quelquefois, un trait de noblesse qui ne rapporte pas. Attendries par des êtres sans défense exposés aux dangers de la rue, certaines personnes ont perdu leur portemonnaie ou leur montre. Le manège laisse sans voix : deux enfants se chamaillent, le plus petit trouve refuge auprès d’un passant qui se fait le devoir de raisonner le bourreau. Pendant que l’âme charitable règle le problème, sa poche est vite allégée de ses sous. Comment se rendre compte qu’un petit ange pleurnichant est un spécialiste des « deux doigts » (pickpocket) ? D’autres enfants sont des éclaireurs pour le malheur de certaines personnes impulsives. Ils s’échinent à vous fâcher et gare à vous si vous tentez de le corriger. C’est simple : la meute d’adolescents vous saute dessus pour vous bastonner et vous prendre argent et autres biens. Il est curieux que la pitié se paie au prix fort !

 

Ils sont nombreux, aux Assises, à être présentés comme des « victimes de la vie ». Où sont-ils donc les victimes d’eux-mêmes ? C’est à croire que la trajectoire humaine de ces « victimes de la vie » est une chute d’eau sur les dépressions rocheuses sans possibilité de s’agripper, à un moment ou à un autre, à un récif en guise de repentir. Vivre est une course d’obstacles dans laquelle il y a autant de mérite à tomber qu’à se relever. L’essentiel est dans la volonté de faire bouger les lignes de la fatalité. Même lorsqu’on grandit avec l’odeur du bitume et sous les crissements de pneus…

HDF

Article publié dans "Le Soleil" du mercredi 11 février 2015

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